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Manon
Wertenbroek
La Placette, Lausanne — © 2021, Manon Wertenbroek
La Placette, Lausanne — © 2021, Manon Wertenbroek
La Placette, Lausanne — © 2021, Manon Wertenbroek

La Placette, Lausanne

Enveloppement humide, La Placette, Lausanne, Switzerland
From December 3rd 2021 to January 3rd 2022
Curated by Lorraine Pidoux

La sculp­ture faite de mor­ceaux cou­sus de soie frois­sée enduite de latex qui est pré­sen­tée dans la vitrine de La Placette fait pen­ser à une peau. Sa car­na­tion sug­gère qu’elle est tan­née et, pour­tant, elle semble sécré­ter de l’humidité qui s’est conden­sée contre le verre qui vous sépare d’elle. La peau est un organe qui sert d’enveloppe à notre corps, conte­nant tous ses autres organes et ses fluides et lui don­nant une phy­sio­no­mie pal­pable et finie. Mais elle n’est pas pour autant étanche. Notre peau res­pire. Chaque gramme d’épiderme absorbe en moyenne un litre d’oxygène par heure et rejette simul­ta­né­ment de la sueur, du dioxyde de car­bone et diverses autres toxines. Elle agit donc comme un filtre entre notre orga­nisme et l’environnement extérieur.Les ter­mi­nai­sons ner­veuses qu’elles contient nous ren­seignent par ailleurs sur cet envi­ron­ne­ment. Mais notre peau joue aussi un rôle social. C’est par elle que l’on nous per­çoit, visuel­le­ment et tac­ti­le­ment. Son aspect et, par-des- sus tout, sa cou­leur, ne sont pas seule­ment des indi­ca­teurs bio­lo­giques et géné­tiques mais ce sont éga­le­ment des mar­queurs sociaux qui impactent voire déter­minent notre place dans la com­mu­nauté. Ainsi, la peau est ce qui nous dis­tingue et nous par­ti­cu­la­rise, à la fois phy­si­que­ment et socia­le­ment, non seule­ment en tant qu’entité sin­gu­lière mais aussi en rap­port au monde car se jouent à sa sur­face toutes sortes d’interactions, tant bio­chi­miques que sociales, qui font de chaque être humain un indi­vidu unique et néan­moins en rela­tion constante avec son envi­ron­ne­ment et ses sem­blables.

C’est cette double fonc­tion de la peau, à la fois sin­gu­la­ri­sante et rela­tion­nelle, conte­nante et pour­tant per­méable, que Manon Wertenbroek explore dans sa pra­tique. Qu’elle la tra­vaille direc­te­ment sous forme de cuir ou qu’elle crée des sculp­tures qui l’évoquent de manière plus poé­tique ou méta­pho­rique, elle explore la peau comme la pre­mière zone de contact entre l’individu et le monde qui l’entoure – cette peau qui à la fois pro­tège et met en lien, tel un rideau qui abri­te­rait des regards tout en lais­sant pas­ser la lumière. Bien que char­nelles, les œuvres de Manon Wertenbroek sont néan­moins sou­vent dés­in­car­nées. Elles sug­gèrent des corps sans en prendre le volume ni même la forme. Car c’est moins le corps phy­sique que l’essence spi­ri­tuelle cachée sous la surfa-ce qu’elle cherche à révé­ler. Dans la déli­ca­tesse et la super­fi­cia­lité de la matière, c’est l’intrication et la pro­fon­deur de l’être qu’elle scrute. La peau sym­bo­lise alors pré­ci­sé­ment ce pas­sage entre mondes inté­rieur et exté­rieur qui fusionnent en chaque être.

Le psy­cha­na­lyste Didier Anzieu consi­dé­rait la peau comme l’élément fon­da­men­tal à tra­vers lequel l’enfant prend conscience de sa propre sin­gu­la­rité cor­po­relle et psy­chique. Dans son livre Le Moi-Peau1, il la décri­vait comme un enjeu thé­ra­peu­tique cru­cial, dans la mesure où elle por­te­rait les traces pal­pables des troubles affec­tant la psy­ché d’un indi­vidu. Eczéma, pso­ria­sis, et autres formes de der­ma­tites seraient ainsi autant de mani­fes­ta­tions psy­cho­so­ma­tiques d’affections géné­ra­le­ment liées au trauma ori­gi­nel de la sépa­ra­tion d’avec la mère – arra­che­ment d’abord phy­sique à la nais­sance puis psy­cho­lo­gique avec la pro­gres­sive auto­no­mi­sa­tion. L’œuvre de Manon Wertenbroek, avec ses lam­beaux de chair, pour­rait être une figu­ra­tion de ces déchi­rures de l’âme. Cet- te peau muti­lée, sca­ri­fiée, per­cée de clous, rivets et chaînes ren­ver­rait alors à un écor­che­ment que Didier Anzieu voyait comme la pré­misse à des fan­tasmes maso­chistes qui seraient eux-mêmes la mani­fes­ta­tion d’un fan­tasme sous-jacent de fusion cuta­née avec la mère. La figure mater­nelle devient ici à la fois la cause et le remède de la bles­sure, car c’est d’elle que le soin est désiré. Les sutures qui unissent les mor­ceaux de tissu dans l’œuvre de Manon Wertenbroek évoquent pré­ci­sé­ment la répa­ra­tion, de même que le titre Enveloppement humide qui fait réfé­rence à un trai­te­ment psy­cho­thé­ra­peu­tique aussi appelé «packing» en anglais. L’artiste prend alors le visage mater­nel d’une rebou­teuse aux pou­voirs cura­tifs dont l’action res­sus­ci­te­rait cette chair en fai­sant cica­tri­ser ses plaies à vif.

Réparer cette peau déchi­rée ne soigne pas seule- ment l’âme. C’est aussi un retour char­nel, recou­vrer la pos­si­bi­lité du lien en ren­dant à nou­veau pos­sible le corps à corps. Le phi­lo­sophe Maurice Merleau-Ponty avait appelé «chair du monde» cette mise en rela­tion exis­ten­tielle. Pour lui, la conscience de l’être-au-monde se pro­duit en pre­mier lieu non pas dans l’esprit mais dans la per­cep­tion sen­so­rielle de la réa­lité. La matière du corps, sa chair devient alors la condi­tion essen­tielle de l’expérience et sa sur­face le lieu de cette révé­la­tion. La peau est cette sur­face qui nous unit aux autres et au monde dont nous sommes la chair. Ainsi, si notre peau nous contient et nous indi­vi­dua­lise, elle n’est pas une bar­rière. Au contraire, elle repré­sente la pos­si­bi­lité du lien et l’ouverture hap­tique sur le monde. Elle est ce qui nous per­met d’être unique tout en appar­te­nant à un corps col­lec­tif qui nous trans­cende. La cher­cheuse Donna Haraway deman­dait en 1985, la même année où Didier Anzieu publiait Le Moi-Peau: «pour­quoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la peau?» Paradoxale en appa­rence, cette ques­tion sou­ligne en réa­lité l’importance de com­prendre notre exis­tence au-delà des limites de notre propre corps phy­sique. Alors, les sutures qui assemblent ces dif­fé­rents mor­ceaux de tissu en un seul deviennent le sym­bole du lien méta­phy­sique qui unit nos corps et nos êtres, et l’on se demande: que nous montre cette œuvre au-delà du visible ?

Text by Simon Würsten Marin

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